Les noirs invisibles d’Amérique du sud

Posted on 25 août 2012

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Documentaire Africa-America from Polka Image on Vimeo.

« Poser des visages sur des mémoires qui n’en ont pas. »  Dans la continuité de ses travaux précédents en Afrique (notamment sa série « les Tirailleurs et les Trois fleuves »), le photographe Philippe Guionie est allé à la rencontre des populations noires, habitant la partie andine du continent sud-américain. Historien de formation, il s’est intéressé à cette diaspora (au Venezuela, en Colombie, au Pérou, en Bolivie, au Chili) issue de l’esclavage espagnol.

San Basilio de Palenque, Colombie, 2009. Le village, de 3 500 habitants, a été fondé par un roi africain nommé Benkos Bioho au 17ème siècle. Il a été le refuge des esclaves fugitifs avant de devenir aujourd’hui un espace culturel unique. © Philippe Guionie

« Un portrait photographique est l’image de quelqu’un conscient d’être photographié et dont la réaction à cette information fait partie intégrante du cliché, au même titre que ses vêtements ou son allure », disait Richard Avedon. « On pourrait réfléchir longtemps à cette phrase » lâche Philippe Guionie, quelques minutes après notre rencontre. Ce quarantenaire originaire de Brive n’est pas venu les mains vides : il a apporté avec lui son livre Africa-America, et raconte, au fil des pages, ses recherches, ses rencontres, avec précision. Encore un peu troublé par ces voyages.

Quel est le sujet d’Africa-America ?

Ce reportage s’intéresse aux populations qui n’ont aucune légitimité politique, ne sont pas recensées, n’existent pas aux yeux de la société. Le texte qui accompagne les photos, dans mon livre, a été écrit au Tchad. Il fallait que je sois en Afrique pour l’écrire. J’y retrace des flash, des balades à travers les pays, quelques rencontres…

J’ai commencé mes recherches en 2007. Puis, je suis parti en repérage en juin 2008. Je déteste ce qui fait « exotique ». Le piège de ce type de reportage est de tomber dans la sublimation d’un mythe d’une Afrique qui n’existe plus. Ils ont la peau noire, mais ce ne sont plus des Africains. J’ai rencontré des membres de la population afro-vénézuélienne, en bas de l’échelle sociale. Ils n’existent pas, là-bas. De ce voyage, je n’ai gardé qu’une unique photo, comme preuve. Pour montrer qu’ils existent.

Ramon, Bahia de Cata, Venezuela, 2008 © Philippe Guionie

Ce travail est une sorte de support pour parler des mémoires en construction. Ces peuples veulent être reconnus comme une minorité : afro-vénézuélienne, afro-colombienne etc. Au Chili, beaucoup disent qu’il n’y a pas d’histoire d’esclavage sur leur sol. Ça dérange. Ces pays sont devenus indépendants dans les années 60, et ont été fondés sur la notion d’Etat-Nation. L’élite est issue de la colonisation espagnole (blanche, créole). Au sein de cette élite, il y a très peu de noires. J’en ai quand même rencontrés quelques-uns, comme Mabel Lara, une femme très engagée.

Mabel Lorena Lara Dinas, journaliste et présentatrice TV sur « Noticias Caracol », Bogota, Colombie, 2009 © Philippe Guionie

José Vivero Bolanos, commandant du corps des pompiers de la province d’Esmeraldas, Equateur, 2009 © Philippe Guionie

Eliana Ninfa Quintero Branda, 22 ans, mannequin, Esmeraldas, Equateur, 2009. Elle est élue Miss Atlantico Internacional en 2009. © Philippe Guionie

Afro-bolivienne ramassant la coca sur les terrasses escarpées des Andes, Chicaloma, sud de la vallée des Yungas, Bolivie, 2010. La loi de 1988 autorise la Bolivie à cultiver 12.000 hectares de coca, dans la zone dite des Yungas, non loin de La Paz. Les populations afro-boliviennes vivent quasi-exclusivement de cette culture. La feuille de coca est utilisée comme un produit alimentaire et thérapeutique. Le gouvernement d’Evo Morales souhaite à la fois renforcer la lutte anti-drogue et développer la production légale de la coca comme son industrialisation tout en menant une campagne internationale pour sa dépénalisation (« coca no es cocaina »). © Philippe Guionie

Qu’est-ce qui te ferait poser l’appareil, ne pas prendre de photos ?

Juan Valentin Vasquez surnommé « Bingo Bingo », Ocumare de la Costa, Venezuela © Philippe Guionie

Je passe mon temps, essentiellement, à convaincre. Expliquer et convaincre. Après, seulement, je photographie. On peut avoir des fois les meilleures intentions pour raconter leur histoire, si les gens ne comprennent votre démarche, ça ne marche pas. Au Pérou, par exemple, certains m’ont dit ne pas vouloir parler de ce sujet car ils souhaitent être intégrés, ils avaient la volonté d’être « normal ».

L’important est de savoir reposer les yeux. Il faut avoir de l’empathie, mais aussi de la distance pour que ça ait du sens. Je ne suis pas là pour résoudre les problèmes. La photo est la grande école de la modestie. Il y a l’idée de repartir à zéro. J’aime photographier quelqu’un dont je ne sais rien, sans être influencé. La photo n’est pas une illustration.

Fresque murale, El Carmen, Pérou, 2009. © Philippe Guionie

Récemment, Philippe Guionie a réalisé un travail autour de la mer Noire, dans le cadre d’un festival organisé en Géorgie.

Ton travail a été inspiré par un texte oublié de Jules Vernes  « Kéraban-le-Têtu ». De quoi parle cette histoire ?

C’est le récit d’un marchand d’étoffe qui vit à Istanbul en 1883. Kéraban, le têtu, refuse de payer la taxe imposée par le sultan pour la traversée du Bosphore. Le texte est assez pauvre. Et mes photos n’en sont pas une illustration. C’est une errance intemporelle, aux couleurs pastelles, mélancoliques. La mer n’est ici qu’un prétexte. Dans ces images, il y a de la texture, de la matière, un rapport au temps, insaisissable, évanescent. Instantané. Je faisais les photos au Polaroid, mais je ne les regardais pas. Il fallait que ce soit latent, comme l’argentique. Je les regardais quelques jours plus tard.

Détroit du Bosphore, Istanbul, Turquie / Mer de Marmara, Istanbul, Turquie / Nadia, Bourgas, Bulgarie / 2004 © Philippe Guionie

La couleur me fait peur. Elle prend trop de place. Souvent, j’ai l’impression qu’en voyant la couleur, on ne voit pas le reste, la posture, les visages. Mais ce travail au Polaroid est une sorte de transition vers la couleur. Mes négatifs ont été abîmés pendant le trajet à l’aéroport. Du coup, avec cette fragilité, je trouve qu’il y a une adéquation entre le fond et la forme. Quitte à dérouter ceux qui connaissent mon travail. Je suis devenu photographe pour être libre de choix, d’engagement.

Propos recueillis par Margaux Duquesne

Boîte noire:

Toute la série complète sur le site de l’agence M.Y.O.P : ici;

Le livre : Africa – America, éd. Diaphane, préfacé par Christian Caujolle et l’académicien Jean-Christophe Rufin : .

Parce que le Mois de la Photo, c’est bientôt.

Le reportage de Philippe Guionie sur les « Tirailleurs et les Trois fleuves »sur les anciens combattants africains des grands conflits du XXème siècle : là.

Son site : ici.

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