Une femme dans la guerre

Posted on 8 Mai 2011

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Christine Spengler a été de longues années reporter de guerre. Une femme qu’on dirait tout droit sortie d’un roman. Elle m’a reçu chez elle, elle s’est livrée, m’a montré un portrait de sa mère « tellement belle, artiste, poétique« , me répétait-elle. Elle m’a ressorti ses nombreuses photos de guerre, son premier appareil photo. Christine Spengler est une femme comme on n’en fait plus. Distinguée, amusante, naturelle, avec une diction parfaite et un soucis du détail sans relâche. Je l’ai rencontré au printemps 2009. Quelques semaines avant qu’on ne lui décerne la Légion d’Honneur, à Madrid, en Espagne, pays de son enfance. J’attendais depuis longtemps l’occasion de partager cette rencontre unique : voici Christine Spengler.

© Christine Spengler – Vietnam, Le départ des Américains, 1973

« La photo s’appelle « Le départ des Américains ». Je l’ai captée avec mon regard de femme, une heure avant que la paix ne soit signée et que les Américains partent pour toujours du Vietnam. C’était à la base militaire de Biên Hoa. Tout d’un coup, je vois, accroupie dans un angle, cette jeune vietnamienne, au sourire hermétique, qui, pour la dernière fois de sa vie, cire les bottes des GI qu’elle hait. La photo a fait la couverture du New-York Times. J’étais toute débutante, je venais d’arriver à Saigon, avec un billet aller simple, comme toujours. UNE ENFANCE ENTRE LA CORRIDA ET LE MUSÉE DE PRADO Je suis française, et non allemande, comme mon nom pourrait le faire penser. Je suis d’origine alsacienne. Élevée, petite à Madrid, après le divorce de mes parents, par mon oncle Louis, et ma tante Marcelle qui était diplomate à Madrid.  Déjà, à l’âge de l’âge de 7 ans, j’ai été confrontée à la vue du sang. Oncle Louis, toute petite, m’emmenait à la Corrida. Bien évidemment, lorsque je m’échappais du Lycée français pour aller rôder dans les arènes. J’ignorais que les arènes de mon enfance me mèneraient aux arènes de la guerre. Plutôt que de parler à mes petits camarades, je préférais contempler à la maison les grandes peintures de taurins. J’étais fascinée par ces hommes aux visages tellement beaux, au teint ridé, buriné par le soleil et la proximité de la mort. Je disais à Oncle Louis : « Est-ce que c’est vrai que des hommes pareils existent ? Est-ce que je pourrais les voir ? » Il me dit : « Non, tu es trop petite encore. » Mais à force de le supplier, il m’emmena à la Corrida, où tout de suite, ce qui me fascina, ce furent l’ambiance, les couleurs. Ma tante Marcelle, elle, m’emmenait, et je l’en remercie tous les jours de ma vie, deux fois par semaine au Musée du Prado. Tout de suite, même enfant, j’ai préféré Goya à Vélasquez.

© Christine Spengler – Tiré du livre « Vierges & Toréros (Marval, 2003)

« PRÊTE-MOI TON APPAREIL, JE VEUX TÉMOIGNER. » Je ne m’étais jamais intéressée à la photo. J’ai fait des études de lettres pour devenir écrivain. Ma seconde vocation, celle de photographe et correspondante de guerre, je la découvre en quelques minutes lors de ce voyage au Tchad, qu’Éric, mon jeune frère, et moi effectueront à la mort de notre père. Nous décidons de faire une fuite en avant pour oublier le deuil, la neige, l’enterrement, les corbeaux… Nous décidons de fuir vers le soleil. Éric découvre un jour dans la bibliothèque de notre père, un livre que je conserve encore, qui porte le nom d’une ville nigérienne. Mon frère me dit : « Et si nous allions au Niger, dans cette ville abandonnée depuis trois siècle, où il y a un seul survivant, un vieil homme, vêtu de rien, à demi aveugle, appuyé sur un bâton, qui se promène au milieu des igloos de sel, le sultan de ce vieux pays… ? » Je dis à Eric, « évidemment« . Et tel que nous l’avons dit, nous l’avons fait. Il me dit aussi : « après, nous traverserons le désert du Ténéré qui est le plus terrible de tous les déserts, et nous irons à la rencontre de ces combattants Toubous extraordinaires, qui luttent à la kalachnikov, pieds nus, contre les hélicoptères français. » Tout se passe comme on l’avait dit. Un jour, on tire sur la voiture, c’est moi qui conduisais , au sortir d’un tunnel noir, et immédiatement, je vois (Éric sommeillait sur mon épaule) de grands soldats noirs aux visages scarifiés, qui se précipitent sur nous. Ils déclarent que nous sommes en zone de guerre depuis quatre jours et que donc nous sommes prisonniers. Au lieu d’être tristes, c’est à ce moment-là qu’Eric et moi avons conscience d’entrer enfin dans notre vraie vie à nous, celle que nous désirions. Nous forgeons notre destin. Eric était photographe de mode. Je lui ai dis : « Prête-moi ton appareil, je veux témoigner« . En 2 ans, je n’ai qu’un appareil photo : un Nikon avec un objectif grand angle, de 28 millimètres. C’est ça qui fait que mes photos ont souvent l’air de tableaux. Alors que la mode aujourd’hui, ce sont des portraits très serrés, moi jamais.

© Christine Spengler, 1976 – Enfant soldat du Polisario, un mouvement né en 1973 qui revendique l’indépendance du Sahara Occiental promise par l’Espagne lors de la décolonisation.

UNE FEMME DANS LA GUERRE* Le fait d’être femme, contrairement à ce qu’on pourrait penser, est un atout.  La femme est plus caméléon que l’homme. Quand je suis dans la guerre, je suis comme ça:

Christien Spengler ©Sylvain Julienne, Téhéran, 1979

La femme ne fait pas peur. Le fait, par exemple, de pouvoir me voiler, en Iran, en Irak, ou même s’il le faut, de mettre la Burka, le fait de pouvoir passer inaperçue et cacher son appareil photo, est un avantage de femme. Ce que ne peut pas faire un homme sinon, il serait traiter d’espion. Moi, si on me demandait pourquoi je me voilais, je répondais : « Par respect pour mes sœurs et pour vous. » Et c’était très bien vu. J’ai été la seule photographe mondiale à avoir été reçue dans la petite maison verte de l’Imam Khomeiny, à Djamalah, parce que je m’étais débrouillée pour être amie de sa femme et de ses filles, qui m’acceptaient justement et me disaient : « merci d’avoir de la pudeur et de porter le Hedjab ». C’est donc un avantage, d’être une femme, à condition évidemment d’avoir les mêmes facultés qu’un homme : le courage, l’endurance, et de ne pas avoir peur de la mort. Je dis toujours, quand je suis sur le terrain et que je fais des photos, que j’ai l’impression d’être androgyne, d’être homme et femme à la fois. Mais mes photos, celles qui ont fait le tour du monde, ce sont celles où j’ai laissé parler mon cœur de femme.  Il  me dirige vers les survivants. C’est ce regard de femme qui fait que j’ai reçu la décoration des Chevaliers des Arts et des Lettres, par le ministre de la culture, M. Donnedieu de Vabres, qui a dit de moi, cette très belle phrase : « Je salue le parcours de la combattante, qui a toujours sur voir et photographier l’espoir au milieu du chaos. » Et c’est ça qui me définit parce que quand vous regardez mes 280 photos de guerre, c’est très rarement du sang, des membres déchirés. Déjà toute jeune et inexpérimentée, je haïssais le sensationnalisme. J’ai tout de suite opté pour le noir et blanc. Très dramatique et moins clinquant, plus de pudeur. Parce que le monde est déjà tellement dramatique que je pensais que ce n’était pas nécessaire d’agiter des flots de sang rouge. Et j’ai toujours refusé de faire ces photos terribles de la douleur au premier plan. J’ai toujours plutôt voulu montrer la douleur des survivants.

© Christine Spengler – Cambodge, enfant pleurant son père, 1974

Ici, (photo ci-dessus), tous les autres photographes hommes se sont précipités pour photographier le père nageant dans son sang. Moi je n’en ai pas fait une seule. J’ai attendu. Et quand j’ai vu l’enfant accourir, désespéré, qui s’agenouille près du brancard où gît son père mort, enveloppé dans un poncho en plastique, avec derrière l’ombre du mortier, j’ai pris deux photo, très discrètement. Je me suis dit que c’était plus important de montrer la douleur de l’enfant survivant qui, il y a quelques heures, nageait avec ses petits camarades dans le Mékong, et qui tout d’un coup, est propulsé à l’avant-scène de la guerre.

© Christine Spengler – Cambodge, enfants nageant dans le Mékong, 1974

Sur la route, j’étais dans un taxi, quelques heures avant. Tout d’un coup, j’ai vu des enfants qui en plein milieu de la guerre s’amusent et apprennent à nager sur des douilles d’obus vides dans le Mékong.J’ai demandé au taxi de m’arrêter pour faire cette photo car j’aime toujours aussi montrer l’espoir. Et quelques heures plus tard, je retrouve cet enfant au chevet de son père, qu’il n’aura même pas le temps d’enterrer car l’enfant va devoir suivre sous les bombes. » Mon premier patron, Horst Faas, m’a donné un seul conseil : « Et souviens-toi baby, une bonne photo n’a pas besoin de légende. » Je me suis toujours souvenue de ça, et c’est pour ça que j’essaye de faire des « photos-symbole ».

© Christine Spengler – Le bombardement de Phnom-Penh, Cambodge, avril 1975.

LA MORT N’A PAS VOULU DE MOI Le correspondant de guerre et le torrero ont beaucoup d’affinités. Les deux affrontent la mort. A la différence que pourles torreros, la mort les guette, à une heure et dans un lieu précis. Tandis que nous, les correspondants de guerre, la mort nous guette à n’importe quelle minute et sur n’importe quelle route.

© Christine Spengler – Liban, Beyrouth ouest, 1982

J’ai été arrêtée par les combattants morabitounes, à Beyrouth, qui m’ont accusé d’être une espionne sionniste, m’ont bandés les yeux et m’ont fait subir un tribunal révolutionnaire. C’est la première fois de ma vie, pendant les longues heures passées derrière le bandeau, que je voyais la mort de si près. D’habitude, quand on entend les balles siffler, comme au Vietnam, et qu’on est accroupi au bord d’une voiture à Beyrouth, c’est que le danger est passé. La mort nous guette sans qu’on sache. Mais pendant le tribunal, pendant qu’un enfant palestinien me menaçait d’un revolver et que le juge n’arrêtait pas de dire que j’étais une espionne, j’ai pensé que j’avais trop provoqué la mort et qu’il était normal qu’une fois… Là, c’est la seule fois de ma vie entière, où le fait d’être femme s’est retourné contre moi. Le juge palestinien me disait « : « comment se fait-il que l’agence Sygma ait besoin d’envoyer une femme au Liban , alors qu’ils ont tant de photographes masculins ? Comment ça se fait que tu sois venue trois fois au Liban en 8 mois ? Pourquoi apprends-tu l’arabe et portes-tu le foulard comme une femme palestinienne ? » Je suis restée très digne pendant l’interrogatoire. J’ai refusé une bouteille d’eau qu’ils me proposaient, alors que j’avais très soif. Car ils avaient dit « donne-lui de l’eau, tu ne vois pas qu’elle a peur ? » Et moi, en arabe, je leur ai répondu : « tu te trompes, je n’ai pas peur, j’ai seulement soif. » et j’ai donné un coup de pied dans la bouteille que je n’ai pas bue.

© ChristineSpengler – Irlande 1972

© ChristineSpengler – Irlande du Nord, Londonderry, 1970

J’ai toujours cherché la mort. En faisant ce métier, lorsque j’ai appris qu’Eric, mon frère, s’était suicidé, à Saigon, en mars 73, j’ai eu l’impression que ma vie était terminée. Je me disais : je ne vais pas rester à la maison à pleurer, je vais au contraire aller témoigner, en exerçant ce que j’appelais « le plus beau métier du monde », mais inconsciemment, je voulais aussi provoquer la mort, pour rejoindre au plus vite Eric. Je n’ai jamais accepter de porter un gilet par balle ou un casque, comme le faisait les autres. Mais j’ai eu la « baraka », comme disent les arabes. La mort n’a pas voulu de moi. J’ai toujours voulu mourir, puis j’ai rencontré mon psychologue. Il m’a sauvé du désir de mourir en seul séance. Il m’a fait parlé d’Eric : l’enfance déchirée, le voyage au Tchad, le début de la vocation… et il m’a dit , les 5 dernières minutes, droit dans les yeux : « Mademoiselle, ne vous rendez-vous pas compte que si vous vous tuez, vous tuez Eric une deuxième fois ? Car qui parlera de lui ? Eric est vivant tant que vous vous êtes vivante. » Depuis ce jour-là j’ai tout compris. »

© Christine Spengler – Afghanistan, 1997

© Christine Spengler – Nicaragua, Managua, 1981

© Christine Spengler – Année du buffle, 1973

* Titre de l’ouvrage « Une femme dans la guerre« , de Christine Spengler,  2006, éd. des Femmes Propos recueillis par Margaux Duquesne