Jean-Baptiste Carhaix a réalisé plusieurs séries photographiques bouleversantes, sur les Soeurs de la Perpétuelle Indulgence. Ce groupe de « nonnes du XXIème siècle » s’est formé en 1979, à San Francisco, dans un climat de mouvement de libération de l’homosexualité. Athée militant, Jean-Baptiste est devenu un artiste, auprès des Sœurs. Ses images ont aujourd’hui une valeur documentaire immense : subversives, d’un esthétique unique, elles reflètent un autre regard sur la religion, la mort et la tolérance.
Comment avez-vous rencontré les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence ?
Pendant l’été 1979 j’occupais la jolie maison de mon amie la photographe Michelle Vignes. Elle habitait au-dessus de Castro street, sur Diamond, à quelques blocs de l’épicentre du fameux quartier Gay. Un dimanche d’août, je suis descendu photographier la fête annuelle (« Castro Street Fair ») en ses délires cuirs, cowboys et travestis… c’est d’ailleurs Harvey Milk qui tenait le commerce en photographies (« Castro Camera »), où mes premières diapositives « san-franciscaines » ont été développées.
Photographier des travestis à San Francisco est chose facile ; narcissiques en diable, ils se prêtent très sympathiquement et avec délectation au jeu. Au milieu de la foule, quatre travestis différaient des autres : au lieu de parodier jusqu’à l’outrance teintée souvent de misogynie, la « femme », ils parodiaient un accoutrement relatif à une fonction, celle de nonne ! Ils se moquaient des Fonctionnaires de Dieu au féminin ! Juchés sur des patins à roulettes, arborant des mitraillettes, les Sisters of Perpetual Indulgence (SPI) faisaient leur deuxième apparition publique en terrain conquis. La première datait de Pâques, lors de la création du premier « couvent ». Le groupe voulait expurger l’humanité et les gays en particulier du complexe de culpabilité (leur devise est – toujours – : « To ban Guilt! »).
Athée militant et fier de l’être, je trouvais leur charge anti-catholique extraordinaire ! Les Sisters osaient s’attaquer aux Catholiques de San Francisco (minoritaires mais puissants) et par-delà le Golden Gate, aux Chrétiens du monde entier, enfin à toutes les religions, à leurs fables moralisatrices, à leurs crimes passés et présents (en 1987 elles organisèrent des manifestations contre la venue de Jean-Paul II à San Francisco qui se répandait en discours criminels contre l’usage du préservatif).
Quelle était l’ambiance, à cette époque ?
En 1979, les Gays, sans le savoir, dansaient sur un volcan : le sida en effet sourdait dans leurs corps à San Francisco, cette extraordinaire ville libertaire, libertine, laboratoire d’idées et de postures nouvelles. Deux ans plus tard les premières victimes étaient fauchées par ce qui s’avéra être une pandémie causée par le HIV, un rétrovirus de type nouveau… En 1981, je fus nommé Proviseur de la French-American Bilingual School (FABS) et ce pour 2 ans, muni d’un visa d’échange universitaire exceptionnel. Je débarquai en juillet pour préparer la rentrée de cet établissement de 420 élèves. En Août, je me rendis à la fête annuelle de Castro et là, divine surprise, le groupe des SPI s’était considérablement étoffé : il y en avait bien une vingtaine. Un réjouissant choc visuel ! Je décidai que suivre leurs provocations politico-théâtrales serait mon seul et unique sujet de reportage durant les deux années à venir. Et je fus bien inspiré…

Sister Sadie Sadie The Rabbi Lady avant une messe (église épiscopalienne avec prêtres gays !) : juin 1983 © Jean-Baptiste Carhaix
Votre travail s’est déroulé en deux phases, pouvez-vous nous l’expliquer ?
Je me mis à documenter photographiquement les évènements que les SPI promouvaient : matchs de Base-Ball, de Basket-Ball, Dog-Shows, campagne électorale de Sister Boom Boom… Les Sisters parodiaient les « Bonnes Œuvres » en collectant des fonds pour les malades privés de sécurité sociale. Elles participèrent à la création de la première association de malades People with Aids Alliance (PWAA = concept de Bobby Campbell alias Sister Florence Nightmare Registered Nurse, qui était atteint) en même temps que celle d’une fondation, la KS Foundation (KS pour Kaposi Sarcoma). Le nom désigne un cancer des veines que les médias qualifiaient outrageusement de « cancer gay »). La KS foundation précède l’AIDS Foundation. Les SPI eurent la géniale idée au printemps 1982 de rédiger et de distribuer le premier tract prônant le port du préservatif « Play Safe » (« Amusez-vous en toute sécurité »), alors que la communauté scientifique ne pouvait pas encore prouver que le sida était sexuellement transmissible mais en avait la sérieuse intuition…

Sister Kaye Sera Sera : deuxième collecte de fonds pour la KS Foundation, août 1982. Le nom évoque le tube des années 60 chanté par Doris Day : « Che sera sera » © Jean-Baptiste Carhaix
Au début, je restais en retrait du groupe que je photographiais. Je n’étais d’ailleurs pas le seul à les viser. Les SPI me désignaient comme « The French Photographer ». Ce n’est qu’au printemps 83 que je les approchais individuellement, grâce à l’entregent du fils d’une de mes collègues, qui était un de leurs baraqués Gardian Angels (Anges-gardiens, soit « Garde-Cuisses » chez les Sœurs françaises). Je commençais alors une série de portraits individuels, annonciateurs des mises-en-scène qui suivront à partir de 1984. De toute façon au printemps 83, je pensais mon reportage terminé, j’avais tout dit en matière de couverture de leurs évènements, je n’avais rien à ajouter, sauf de montrer leur transformation d’hommes en nonnes de choc, ce que j’entrepris de faire.

« Sister Vicious Power Hungry Bitch : in front of the mirror », avril 1983. Vicious Power est une des quatre fondatrices du « Couvent » de San Francisco et en cette année, il était « Parole Officer » à la Prison de San Francisco (Officier de mise en liberté sur Parole : l’administration connaissait son orientation sexuelle et son militantisme iconoclaste et apparemment n’y voyait pas problème.
Fin août 83, je quittai San Francisco, mon contrat avec FABS ayant pris fin et je rentrai en France, tout en gardant contact avec les quatre fondatrices. Je projetai de retourner passer l’été 84 pour leur proposer des mises-en-scène. Je me mis à élaborer de nouvelles images, détachées du contexte socio-politique urbain qui devenait de plus en plus dramatique. Les Gays, à cause du sida qui les frappait, étaient les cibles des conservateurs et même se combattaient entre eux « Queers against Gays » lisait-on sur certains murs. Ils balançaient entre une véhémente visibilité et le repli sur soi… certains leaders gays allant jusqu’à fustiger les SPI, à cause du tapage médiatique national que leurs provocations généraient et des attaques incessantes des mouvements chrétiens.
Pourquoi avoir associé l’image de la mort, aux sœurs ?
Je voyais les SPI en anges tutélaires au-dessus de la ville, des anges noirs (« Black Angels over the City »), certains étant frappés par la maladie. Je les voyais, également redescendues sur terre, intégrées dans le décor urbain. J’ai coutume de dire qu’avant de rencontrer les SPI, j’étais un simple photographe, et que la fréquentation de ces êtres exceptionnels de courage politique et philosophique, d’extravagance vestimentaire a fait de moi l’artiste que je suis devenu. Ce sujet a été le sujet le plus important de ma vie d’artiste. Je me suis donné aux SPI et elles se sont données à moi, exécutant les postures les plus improbables sur un rocher qui domine la ville. Leur allure et leur allant m’ont forcé à trouver des compositions dramatiques, comiques ou héroïques. Les références à l’art baroque, aux « Extases Mystiques » en particulier, sont les plus communes mais pas seulement : les clins d’œil à la photo de mode, les compositions dynamiques rappelant une certaine sculpture que je qualifierais de « républicaine »…
La thématique de la mort s’est imposée d’elle-même. Je ne pouvais pas rester indifférent au désastre sanitaire qui frappait la communauté Gay et me contenter de photographier des nonnes iconoclastes afin de satisfaire ma détestation des religions, de la religion catholique en particulier. Dès 1982, les journaux locaux et nationaux titraient hebdomadairement sur le nombre des victimes du sida déclarées : des milliers. Des collègues, des voisins, certaines Sisters en étaient atteints. Souvent les victimes découvraient leur maladie lorsqu’elles agonisaient et il n’y avait pas encore de médicaments, même pas d’AZT encore moins de tri-thérapies ! Et cette thématique n’a plus jamais quitté ma photographie depuis trente ans.
Je souhaitais montrer la mort en marche par obligation morale envers les victimes et ce, avec leur consentement : en 1993 Sister X consciente qui lui restait 3 mois à vivre me demanda de la photographier afin de faire partie de l’ensemble avant de décéder ; les étés précédents, elle était absente de San Francisco…
Je composais des images faisant référence à de simples images pieuses relatant la fable catholique comme l’Elévation, l’Assomption, la Crucifixion :
En référence à l’art baroque né dans la période historique dite de la Contre-Réforme, j’imposais à mes modèles des postures et des gestuelles rappelant la perte de conscience, la mort même, défaillant dans une sorte d’orgasme. Il faut se référer aux textes de l’hystérique Thérèse d’Avila qui décrit un véritable orgasme lorsqu’elle est « visitée » par Jésus, son amant mystique (in La vie de Sainte Thérèse par elle-même, 1702). Ces extases dites « mystiques » lient Éros et Thanatos. D’ailleurs, Sister Marquesa de Sade, lorsqu’elle basculait sur le rocher en faisant semblant de s’abîmer dans la mort, criait « I’m coming, I’m coming » (Je jouis…Je jouis…)
Les clins d’œil à la photo de mode rendent justice à l’originalité de leurs accoutrements extravagants ou bien à leur art de prendre la « pose mannequin », d’ailleurs pour s’en moquer :
Le Couvent de San Francisco vient de mettre en ligne un magazine ONE VEIL. Le premier numéro (fév. 2012) montre en première de couverture un autre détail de Chariot de Nonnes (1987) :
Comment le « public » de l’époque a-t-il reçu ce reportage ?
Ostracisme, insultes, refus d’achats par les responsables nationaux des collections photographiques (pas de photos anti-religieuses, pas de « pédés » : je cite), insultes d’un éditeur (« Vos tirages sont splendides, mais je n’investirai pas un centime dans une édition montrant des images de « pédés » ! »). Toutefois, d’importantes expositions, telle celle qu’a consacré le Musée de l’Elysée de Lausanne à la série (1991) et des entrées dans de grandes collections privées, comme celle de Madeleine Millot-Durrenberger ou celle d’un collectionneur lyonnais qui fut un des premiers en 1989 à acquérir un tirage. Le cercle privé est bien entendu « fan » de mes Sisters : je ne saurais avoir pour ami un contempteur de ma saga. Et je dois reconnaître que certains catholiques éclairés, considèrent celle-ci comme une « Passion », dans le drame qui s’y joue à l’imitation théâtrale de celle du Christ. Eh oui…
Jean-Baptiste Carhaix est représenté par la galerie lyonnaise Vrais Rêves.
Propos recueillis par Margaux Duquesne
Posted on 19 mars 2012
0