Témoigner, oui, mais à quel prix ? Les photojournalistes peuvent-ils tout photographier ? La morale, l’éthique, imposent-elles des barrières à ne pas franchir ? Le droit à l’information est-il plus important ? Le respect de la dignité de l’être humain, la non-assistance à personne en danger, les mœurs… sont autant de raisons qui ont remis en cause le métier de photojournaliste.
Le livre « Controverses, une histoire éthique et juridique de la photographie » de Christian Pirker et Daniel Girardin (Actes Sud, 2008) retrace bon nombre d’histoires de photographies, qui ont choqué. Comme cette image (ci-dessous) du photographe Kévin Carter, prise au Soudan, montrant une petite fille mourant de faim sous les yeux d’un faucon prêt à bondir. Elle a été très bien accueillie de la part des professionnels, recevant le prix Pulitzer en 1994. Cependant, le grand public a été plus critique, envers le photographe, lui reprochant de ne pas avoir porté assistance à la fillette. Kévin Carter, rongé lui-même par ce souvenir, les remords, l’horreur dont il a été témoin et la mort d’un de ses proches, s’est suicidé l’année même de la remise de son prix.
La pudeur, qui dans son sens large indique « la réserve de quelqu’un qui évite de choquer le goût des autres », est une des raisons qui a souvent amené les photojournalistes a poser leur appareil de photo. La mort, la religion, la nudité sont donc autant de sujets qui peuvent rendre les photographes pudiques, derrière l’objectif.
La mort en face
Les reporters de guerre y sont souvent confrontés à la mort. L’une des images qui représente le mieux cette situation est sûrement celle du français Franck Fournier, prise en 1985, en Colombie.
Cette image place violemment le spectateur face à la mort. Qui plus est, la mort d’une enfant, dans une situation des plus dramatiques. A Armero, en Colombie, un volcan est entré en activité et ses coulées de laves ont déjà tué vingt-quatre mille personnes. Cette petite fille, Omayra Sanchez est coincée dans les décombres et durant deux jours et trois nuits, des sauveurs tenteront de la dégager. Blessée à la hanche, Omayra succombe d’un malaise cardiaque. Le photographe, ne peut rien faire d’autre que témoigner. Plusieurs fois, il est assailli de doutes, pourtant. Le livre Controverses, de Daniel Girardin et Christian Pirker témoigne de cet évènement dramatique :
« L’attitude de Fournier montre ainsi à quel point un photographe peut être amené à s’interroger sur son travail. Ne rien dissimuler de la réalité, au risque de choquer l’opinion publique, ou renoncer à témoigner, tel est le douloureux dilemme auquel ce cas renvoie. »
Pour Fournier, très affecté par cette situation « il ne faut pas censurer pour atténuer l’insupportable. » Le public a été très accusateur envers ce photographe. Le principal reproche était d’avoir pris cette fillette en photo, plutôt que de l’avoir aidé. Mais le reporter sait très bien, ici, comme d’ailleurs dans de nombreuses situations, qu’il est impuissant. Il leur faut alors remplir leur mission : témoigner. Cette image démontre le manque de moyen que le pays possédait pour secourir sa population en cas de catastrophe, et rappelle aussi cet évènement colombien, qui restera dans la mémoire de beaucoup, grâce à ce cliché.
Sans honte, sans artifice
D’autre part, comment traiter de la nudité, lorsqu’on est photographe, sans choquer ? C’est en tout cas ce que tentait de faire l’Américain Jock Sturge, qui travaillait sur le thème du naturisme. En avril 1990, des policiers débarquent chez lui et confisquent ses archives. Ils lui reprochent d’avoir photographié des enfants nus. C’est le nouveau laboratoire photo où il a porté ses négatifs, qui a prévenu les autorités, prenant ses images pour des clichés pédophiles. Dans son travail, et ce qui nous intéresse, c’est que bien que Jock Sturge prenne des personnes, adultes ou enfants, nus en photos, il n’ a pourtant aucune pudeur. Il s’immisce dans des familles et passent les vacances, à les observer et les photographier « sans honte, sans artifice. » Remises dans leur contexte, ces photos n’ont rien de choquant. Au contraire, elles sont mêmes très belles.
Nous venons de voir un exemple où à première vue, on pourrait penser que ces photos d’enfants sont « impudiques« , alors qu’il n’en est rien. Voyons maintenant un exemple inverses : des photos où le manque de pudeur ne transparaît pas, et est pourtant si présent lorsqu’on connaît le contexte de ces images. Marc Garanger a 25 ans lorsqu’il part faire son service militaire en Algérie. Il se fait engager comme photographe du régiment. Il reçoit pour mission de faire des photographies d’identité de plus de deux mille algériens, principalement des femmes, pour leurs papiers français.
Ces femmes posent pour la première fois sans voile, face à un homme qu’elles ne connaissent pas. L’épreuve est rude pour elles : crispées, en colère, lasses, désespérées, impassibles… L’exercice n’est pas non plus évident pour le photographe, non sympathisant de la guerre, qui effectue sa tâche sans conviction et reste ému face à cet acte qu’il juge terrible pour ces femmes : « C’est le visage de ces femmes qui m’a beaucoup impressionné. Elles n’avaient pas le choix. Elles étaient dans l’obligation de se laisser photographier. J’ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente (…) C’est un viol sur tous les plans, c’est un viol militaire, politique, culturel, religieux », constate le photographe.
Censure et autocensure
La pudeur peut donc être source de reproche du public, source de culpabilité ou encore source de censure. Dans les photographies de guerre, notamment, la censure, qui a poursuit des buts très divers, a sévit de nombreuses fois, tantôt pour éviter l’horreur à ses populations, tantôt par pure propagande. Mais les médias et les photographes eux-mêmes peuvent s’autocensurer, en décidant de publier ou non, de prendre une photo ou non. Publiée, l’image de guerre a un poids important et sa publication entraîne une lourde responsabilité. Selon le journaliste Bertrand Tillier, dans Beaux-Arts Magazine (2009, dossier spécial « Art & Censure ») :
« Froide et crue, brutale et frontale, la photographie de guerre fonctionne et circule comme un fragment dont les effets peuvent se révéler dévastateurs sur les opinions publiques. L’image fabrique en grande partie l’évènement médiatique. Participer à sa production, conditionner sa représentation, interférer dans sa diffusion s’apparentent à des mesures de censure, contre lesquelles les artistes se sont souvent érigés en proposant des représentations critiques et contradictoires. »
Ainsi, rares sont les photographies montrant de corps inanimés ou du sang dans les journaux, qui font relativement preuve de beaucoup de pudeur, en respect aux victimes, à leur familles, mais également à leur lecteurs (la presse à sensation, de type le magazine Choc ou Paris Match, est un cas à part, que nous n’aborderons pas). En effet, repensons aux attentats du 11 septembre : aucune photos de la presse news, ou presque, ne montraient de corps. Selon la journaliste Nathalie Wolinski (Beaux-Arts Magazine) « au lendemain des attentats du 11-Septembre, de nombreuses images circulent. Immédiatement, un accord éthique implicite s’établit entre les médias : leur diffusion doit être limitée, par décence, par respect des victimes et par mesures de sécurité. Autocensure, donc, et réaction post-traumatique. La réalité des cadavres se cache ainsi dans les cercueils, sous le drapeau américain. Les membres déchiquetés roulant sur le bitume saisis par Todd Maisel sont immédiatement retirées des presses. Si les photos des corps tombant des tours sont d’abord censurées par la télévision américaine, ce sont finalement les seules qui seront diffusées : ni sang, ni chair, ni larmes. L’horreur de la scène s’y dissout dans une sorte d’abstraction artistique. »
En dehors des guerres, la pudeur par rapport à l’intimité, au respect des morts, et l’illégalité des prises de vue peuvent être source de censure. Comme cette photo de la dépouille de Bismarck, sur son lit de mort, en 1898 :
Dans la nuit du 30 juillet 1898, Otto von Bismarck décède dans sa demeure de Friedrichsruh. Deux photographes, Max Priester et Willy Wilcke rentrent chez lui par effraction et prennent ce cliché. Ils vendent leur image à un éditeur, quelques jours plus tard, pour 30 000 marks (300 000 dollars actuels). Mais la famille de Bismarck saisit la justice pour effraction et violation de la vie privée. Les auteurs sont condamnés à 8 et 5 mois de prison. Ce n’est qu’en 1952 , soit cinquante ans plus tard, que le portrait sera publié dans la Frankfurter Illustrierte. Le livre Controverses décrit l’image comme montrant :
« un homme ravagé, effondré dans son lit, le visage usé par la maladie et la vieillesse qui est offerte au regard. Rien à voir avec l’image digne et sérieuse que le fondateur de l’empire allemand avait soigneusement entretenue au cours de sa vie. L’entourage de Bismarck, conscient de cette dichotomie, n’avait autorisé aucune représentation mortuaire, afin de préserver le souvenir de l’image officielle du chancelier. »
Margaux Duquesne
adelap
30 octobre 2013
je me suis posée mille fois la question…
http://flanepourvous.blogspot.fr/2010/10/photo-jai-une-question-une-mere.html
CARHAIX JEAN-BAPTISTE
30 octobre 2013
Margaux, très simple mais frappant commentaire et questionnement sur en fait l’auto-censure
à laquelle le photographe pourrait se livrer et à laquelle il ne se livre pas, afin de témoigner. Cela m’est arrivé deux fois en 1991 : à Lourdes et à Auschwitz avec dans les deux cas un enfant poly- handicapé (facilement « photographiable »). J’ai décidé de faire les photos mais je les jamais exposées. Celle de Lourdes est sur mon site professionnel en revanche celle d’Auschwitz ne l’est pas parce que je n’ai pas documenté ce reportage de 91.Continue : Jean-Baptiste Carhaix.
Nicolas D
30 octobre 2013
J’ ai vu des « photographes » vendre des tirages d’ expo à 1500 ou 2000€ qui représentent des handicapés ou des SDF c’ est juste à chier.
Prendre les photos ou pas chacun est juge, mais faire du fric avec la misère des gens ca me révolte.
Magda
11 novembre 2013
Bonjour Nicolas, c’est vrai que la vente d’image de gens qui souffrent pose une question éthique, mais dans le même temps, le revenu du photographe est indispensable pour pouvoir continuer de faire son travail. Je suis photographe et cette question ne met pas à l’aise, et dans le même temps, y a-t-il une solution ? Sans la vente de l’image, la profession ne peut survire, alors quoi d’autre? un statut type intermittent pour les photographes ? N’est-ce pas déplacer le problème ? – Petite parenthèse, 2000 euro pour un tirage ne veut pas forcément dire « se faire du fric », les frais de production peuvent être très élevés, et les revenus rares…
Polina
12 novembre 2013
C’est, selon moi, souvent une question de sensibilité : l’intention du photographe se trouve souvent en décalage avec l’interprétation du spectateur…l’envie de dénoncer peut s’avérer parfois simplement « choquante » ou « intrusive » pour celui qui regarde.
CARHAIX JEAN-BAPTISTE
13 novembre 2013
On oublie souvent que le photographe a une culture livresque, artistique, etc, une « morale » – on l’espère – résultat d’une éducation et comme vous l’écrivez, une « sensibilité », en fait c’est un être humain mais doté d’un oeil supplémentaire, insensible, inculte, a-moral qu’est son appareil photo… Capter n’est certes pas anodin mais publier le résultat – s’il pourrait être contestable aux yeux d’un certain public – constitue le seul dilemme que sa conscience peut lui imposer. Alors, là, il est difficile de l’extérieur, de juger à moins… qu’avec l’image, son auteur s’en explique. Mais qui lit les cartels dans une exposition surtout quand ils sont longs ? Qui prendrait en compte un avertissement ? Les patrons de presse sont-ils prêts à jouer ce jeu qui consisterait à « ancrer » (cf. R. Barthes) le regard du spectateur, lui indiquer un bon niveau de lecture ? Jean-Baptiste Carhaix
Polina
13 novembre 2013
Je fais partie des rares survivants alors qui lisent encore les cartels. Avant, les oeuvres d’art « parlaient d’elles-même », et si je reste persuadée qu’elles doivent encore savoir imposer leur essence au premier coup d’oeil, certaines nécessitent quand même un avertissement ou un commentaire préalable pour le spectateur. Histoire de l’éduquer, justement, en le mettant sur la bonne voie de la réflexion.
CARHAIX JEAN-BAPTISTE
14 novembre 2013
Je suis désolé mais il n’y a jamais eu, dans l’histoire de l’art d’images même les plus réalistes, lisibles de facto. Non seulement le « spectateur » doit décoder les contenus figurés sur le support mais comprendre les codes formels consubtantiels à la représentation. Pour comprendre la peinture à sujets religieux dans l’occident chrétien, on doit connaître l’histoire du christianisme, la fable « racontée » en images, le titre étant seulement un indicateur, une courte référence ; pour s’en tenir au personnage de Marie : « Annonciation », « Déploration », « Piétà », « Dormition », « Assomption », etc. Mais également les codes formels : au Moyen-Age, Dieu, Jésus, Marie, les saints, les donateurs (commanditaires de l’œuvre figurée) sont reproduits à une échelle plus grande que les autres personnages, simples humains. Les artiste auteurs du catéchisme visuel qui a été peu à peu constitué pour convertir les masses analphabètes – incapables de lire la Bible – ont élaboré des codes formels ; on peut, dans les Musées et les Pinacothèques, voir se cotoyer des œuvres de trois époques de l’histoire de la peinture : Moyen-Age, Renaissance, Baroque… Que dire des contenus relatant le panthéon gréco-romain ? Les cartels ne donnent guère dans l’exhausivité : seuls les catalogues le font.
Les photographies d’art ou de reportage sont également, comme la peinture, soumises à des codes formels. Et ces images peuvent s’inspirer en termes de contenus, que leurs auteurs le veuillent ou non, qu’ils protestent par la suite ou non, d’images anciennes, qui font basculer l’image dans la sphère artistique en provoquant de vives critiques.
Je cite deux exemples dans lesquels des images dramatiques, prises par deux photo-reporters, ont été d’emblée qualifiées d’œuvres d’art et critiquées en tant que telles, malgré les protestations des auteurs et dans un cas celles de la personne photographiée. Ces photographies renvoient aus représentations picturales et sculpturales du personnage de Marie. J’avais, alors que j’étais enseignant de l’image dans le système universitaire, donné à analyser ces deux photographies à mes étudiants pour seulement montrer les références artistiques. Je les ai retrouvées sur les cimaises d’une exposition intitulée « Regards sur Marie » sise à l’Hôtel Dieu du Puits-en-Velay en sept-oct. 2011. Le catalogue consacre quatre à ces photographies dont deux de commentaires signés d’un des deux commissaires, soit Gilles Granjean ; ce qui suit s’inspire des ces informations p. 71 et 72.
« Massacre à Benthala, 23 septembre 1997 », due à Hocine Zaourar à cette époque reporter à l’Agence France Presse. La photo montre une femme éplorée, venant de perdre tous ses enfants massacrés par le GIA. L’expression de la douleur extrême sur le visage de cette femme, encadrée par un voile, rappelle toutes les représentations de Marie, au pied de la croix (intertextualité, connotations). Cette photo a fait la Une de plus de 700 quotidiens dans le monde sauf en Algérie, qui la censure. Michel Guérin dans le quotidien Le Monde, intitule un article : « Une Madone en enfer » (26 septembre 1997). La polémique enfle, on critique son esthétique : peut-on faire de l’art sur la soufrance humaine ? Elle est connue aujourd’hui sous le titre « La Madone de Benthala ». Le sujet proteste : venant d’apprendre la mort des siens elle s’est évanouie aux portes de l’hôpital et la photo aurait été prise à ce moment-là : « Moi, je suis algérienne, musulmane, fille de martyr. Je ne veux pas être comparée à une Madone, qui est une chrétienne, pas une musulmane (…) je veux que le gouvernement algérien arrête la diffusion de cette photo. Je ne veux plus qu’elle circule dans le monde, je veux qu’elle reste en Algérie ». Elle a pris, telle la photo du corps de Che Guevara mort renvoyant au Christ mort, en particulier représenté par Mantegna, une valeur universelle, intemporelle, symbolique d’une guerre, de toutes les guerres dont celle, évidemment, de la guerre civile en Algérie. Cet exemple célèbre illustre à la fois, les problèmes de censure, d’auto-censure, de droits à l’image, en même temps que de la complexité des niveaux de lecture d’une image, même de la plus « réaliste ».
« Veillée funèbre au Kosovo autour du corps de Nasimi Elshani tué lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo, Nagafc, 29 janvier 1990 », due à Georges Mérillon (Agence Gamma). La photo montre au premier plan le mort ; des « pleureuses » encadrent la mère qui hurle sa douleur et regardent le mort. Une très belle jeune fille sur la gauche regarde le photographe. Photo sans flash. La photo est publiée dans l’Express et le Figaro Magazine. Le philosophe Georges Didi-Huberman révèle que le président Mitterand a été « le premier à avoir pris au sérieux » cette photographie puis à en commenter sa dimension esthétique en faisant allusion à Mantegna, Rembrandt, Caravage… et en même temps au message politique que elle livre, soit les problèmes des minorités en Europe (VSD 20-26 dec. 1990). Contre la volonté de son auteur cette image est présentée comme « La Piétà du Kosovo » alors qu’il souhaitait seulement la légende citée supra.
Alors que dire ? De la guerre civile en Algérie à celle du Kosovo, il reste ces images d’une grande puissance, impliquant auteur et spectateur dans la compassion. Ce que l’on peut affirmer, c’est qu’elle montrent des moments historiques érigés en œuvres d’art alors que l’iconographie religieuse appartient à l’ordre de l’imaginaire, de la croyance et ne constituent pas des preuves.
Jean-Baptiste Carhaix
Polina
14 novembre 2013
Je suis entièrement d’accord avec vous, mais quand je parlais d »‘imposer l’essence », je parlais là d’émotion que l’art provoque chez le spectateur, non pas du message. Je me suis peut-être mal exprimée.
CARHAIX JEAN-BAPTISTE
14 novembre 2013
Eh bien Polina, nous alimentons un grand débat éthique et esthétique. Cordialement : Jean-Baptiste.
Polina
14 novembre 2013
Au plaisir de vous lire bientôt !