Pudeur et autocensure : peut-on tout photographier ?

Posted on 30 octobre 2013

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Témoigner, oui, mais à quel prix ? Les photojournalistes peuvent-ils tout photographier ? La morale, l’éthique, imposent-elles des barrières à ne pas franchir ? Le droit à l’information est-il plus important ? Le respect de la dignité de l’être humain, la non-assistance à personne en danger, les mœurs… sont autant de raisons qui ont remis en cause le métier de photojournaliste.  

Le livre « Controverses, une histoire éthique et juridique de la photographie » de Christian Pirker et Daniel Girardin (Actes Sud, 2008) retrace bon nombre d’histoires de photographies, qui ont choqué. Comme cette image (ci-dessous) du photographe Kévin Carter, prise au Soudan, montrant une petite fille mourant de faim sous les yeux d’un faucon prêt à bondir. Elle a été très bien accueillie de la part des professionnels, recevant le prix Pulitzer en 1994. Cependant, le grand public a été plus critique, envers le photographe, lui reprochant de ne pas avoir porté assistance à la fillette. Kévin Carter, rongé lui-même par ce souvenir, les remords, l’horreur dont il a été témoin et la mort d’un de ses proches, s’est suicidé l’année même de la remise de son prix.

Sud Soudan, 1993 © Kévin Carter (Prix Pulitzer en 1994)

Sud Soudan, 1993 © Kévin Carter (Prix Pulitzer en 1994)

La pudeur, qui dans son sens large indique « la réserve de quelqu’un qui évite de choquer le goût des autres », est une des raisons qui a souvent amené les photojournalistes a poser leur appareil de photo. La mort, la religion, la nudité sont donc autant de sujets qui peuvent rendre les photographes pudiques, derrière l’objectif.

La mort en face

Les reporters de guerre y sont souvent confrontés à la mort. L’une des images qui représente le mieux cette situation est sûrement celle du français Franck Fournier, prise en 1985, en Colombie.

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Omayra Sanchez, Armero, Colombie, 1985, Franck Fournier

>> Lire mon interview de Franck Fournier sur le site de France Inter : « Je voulais que les gens sachent qui elle était »

Cette image place violemment le spectateur face à la mort. Qui plus est, la mort d’une enfant, dans une situation des plus dramatiques. A Armero, en Colombie, un volcan est entré en activité et ses coulées de laves ont déjà tué vingt-quatre mille personnes. Cette petite fille, Omayra Sanchez est coincée dans les décombres et durant deux jours et trois nuits, des sauveurs tenteront de la dégager. Blessée à la hanche, Omayra succombe d’un malaise cardiaque. Le photographe, ne peut rien faire d’autre que témoigner. Plusieurs fois, il est assailli de doutes, pourtant. Le livre Controverses, de Daniel Girardin et Christian Pirker témoigne de cet évènement dramatique :

« L’attitude de Fournier montre ainsi à quel point un photographe peut être amené à s’interroger sur son travail. Ne rien dissimuler de la réalité, au risque de choquer l’opinion publique, ou renoncer à témoigner, tel est le douloureux dilemme auquel ce cas renvoie. »

Pour Fournier, très affecté par cette situation « il ne faut pas censurer pour atténuer l’insupportable. » Le public a été très accusateur envers ce photographe. Le principal reproche était d’avoir pris cette fillette en photo, plutôt que de l’avoir aidé. Mais le reporter sait très bien, ici, comme d’ailleurs dans de nombreuses situations, qu’il est impuissant. Il leur faut alors remplir leur mission : témoigner. Cette image démontre le manque de moyen que le pays possédait pour secourir sa population en cas de catastrophe, et rappelle aussi cet évènement colombien, qui restera dans la mémoire de beaucoup, grâce à ce cliché.

Sans honte, sans artifice

D’autre part, comment traiter de la nudité, lorsqu’on est photographe, sans choquer ? C’est en tout cas ce que tentait de faire l’Américain Jock Sturge, qui travaillait sur le thème du naturisme. En avril 1990, des policiers débarquent chez lui et confisquent ses archives. Ils lui reprochent d’avoir photographié des enfants nus. C’est le nouveau laboratoire photo où il a porté ses négatifs, qui a prévenu les autorités, prenant ses images pour des clichés pédophiles. Dans son travail, et ce qui nous intéresse, c’est que bien que Jock Sturge prenne des personnes, adultes ou enfants, nus en photos, il n’ a pourtant aucune pudeur. Il s’immisce dans des familles et passent les vacances, à les observer et les photographier « sans honte, sans artifice. » Remises dans leur contexte, ces photos n’ont rien de choquant. Au contraire, elles sont mêmes très belles.

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Christina, Misty Dawn & Alisa, Northern California, 1989, Jock Sturges

Nous venons de voir un exemple où à première vue, on pourrait penser que ces photos d’enfants sont « impudiques« , alors qu’il n’en est rien. Voyons maintenant un exemple inverses : des photos où le manque de pudeur ne transparaît pas, et est pourtant si présent lorsqu’on connaît le contexte de ces images. Marc Garanger a 25 ans lorsqu’il part faire son service militaire en Algérie. Il se fait engager comme photographe du régiment. Il reçoit pour mission de faire des photographies d’identité de plus de deux mille algériens, principalement des femmes, pour leurs papiers français.

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Femmes algériennes, 1960, Marc Garanger.

Ces femmes posent pour la première fois sans voile, face à un homme qu’elles ne connaissent pas. L’épreuve est rude pour elles : crispées, en colère, lasses, désespérées, impassibles… L’exercice n’est pas non plus évident pour le photographe, non sympathisant de la guerre, qui effectue sa tâche sans conviction et reste ému face à cet acte qu’il juge terrible pour ces femmes : « C’est le visage de ces femmes qui m’a beaucoup impressionné. Elles n’avaient pas le choix. Elles étaient dans l’obligation de se laisser photographier. J’ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente (…) C’est un viol sur tous les plans, c’est un viol militaire, politique, culturel, religieux », constate le photographe.

Censure et autocensure

La pudeur peut donc être source de reproche du public, source de culpabilité ou encore source de censure. Dans les photographies de guerre, notamment, la censure, qui a poursuit des buts très divers, a sévit de nombreuses fois, tantôt pour éviter l’horreur à ses populations, tantôt par pure propagande. Mais les médias et les photographes eux-mêmes peuvent s’autocensurer, en décidant de publier ou non, de prendre une photo ou non. Publiée, l’image de guerre a un poids important et sa publication entraîne une lourde responsabilité. Selon le journaliste Bertrand Tillier, dans Beaux-Arts Magazine (2009, dossier spécial « Art & Censure ») :

« Froide et crue, brutale et frontale, la photographie de guerre fonctionne et circule comme un fragment dont les effets peuvent se révéler dévastateurs sur les opinions publiques. L’image fabrique en grande partie l’évènement médiatique. Participer à sa production, conditionner sa représentation, interférer dans sa diffusion s’apparentent à des mesures de censure, contre lesquelles les artistes se sont souvent érigés en proposant des représentations critiques et contradictoires. »

Ainsi, rares sont les photographies montrant de corps inanimés ou du sang dans les journaux, qui font relativement preuve de beaucoup de pudeur, en respect aux victimes, à leur familles, mais également à leur lecteurs (la presse à sensation, de type le magazine Choc ou Paris Match, est un cas à part, que nous n’aborderons pas). En effet, repensons aux attentats du 11 septembre : aucune photos de la presse news, ou presque, ne montraient de corps. Selon la journaliste Nathalie Wolinski (Beaux-Arts Magazine) « au lendemain des attentats du 11-Septembre, de nombreuses images circulent. Immédiatement, un accord éthique implicite s’établit entre les médias : leur diffusion doit être limitée, par décence, par respect des victimes et par mesures de sécurité. Autocensure, donc, et réaction post-traumatique. La réalité des cadavres se cache ainsi dans les cercueils, sous le drapeau américain. Les membres déchiquetés roulant sur le bitume saisis par Todd Maisel sont immédiatement retirées des presses. Si les photos des corps tombant des tours sont d’abord censurées par la télévision américaine, ce sont finalement les seules qui seront diffusées : ni sang, ni chair, ni larmes. L’horreur de la scène s’y dissout dans une sorte d’abstraction artistique. »

© Richard Drew, AP

© Richard Drew, AP

En dehors des guerres, la pudeur par rapport à l’intimité, au respect des morts, et l’illégalité des prises de vue peuvent être source de censure. Comme cette photo de la dépouille de Bismarck, sur son lit de mort, en 1898 :

Bismarck, sur son lit de mort, 1898, Max Priester et Willy Wilcke.

Bismarck, sur son lit de mort, 1898, Max Priester et Willy Wilcke

Dans la nuit du 30 juillet 1898, Otto von Bismarck décède dans sa demeure de Friedrichsruh. Deux photographes, Max Priester et Willy Wilcke rentrent chez lui par effraction et prennent ce cliché. Ils vendent leur image à un éditeur, quelques jours plus tard, pour 30 000 marks (300 000 dollars actuels). Mais la famille de Bismarck saisit la justice  pour effraction et violation de la vie privée. Les auteurs sont condamnés à 8 et 5 mois de prison. Ce n’est qu’en 1952 , soit cinquante ans plus tard, que le portrait sera publié dans la Frankfurter Illustrierte. Le livre Controverses décrit l’image comme montrant :

« un homme ravagé, effondré dans son lit, le visage usé par la maladie et la vieillesse qui est offerte au regard. Rien à voir avec l’image digne et sérieuse que le fondateur de l’empire allemand avait soigneusement entretenue au cours de sa vie. L’entourage de Bismarck, conscient de cette dichotomie, n’avait autorisé aucune représentation mortuaire, afin de préserver le souvenir de l’image officielle du chancelier. »

Margaux Duquesne